Chapitre 7 — Le paradoxe final
Quand plus d’efforts produisent moins d’autonomie
Il y a un paradoxe que j’ai mis du temps à formuler.
Plus la finance travaille,
plus elle structure,
plus elle sécurise,
plus elle documente,
…moins le système semble autonome.
Les chiffres sortent.
Les délais sont tenus.
Les reportings sont produits.
Et pourtant, la finance est toujours au centre.
Indispensable.
Sollicitée.
Incontournable.
Ce n’est pas un échec visible.
C’est une tension silencieuse.
Tout ce que la finance a appris à compenser
Au fil du temps, la finance s’est adaptée.
Elle a appris à composer avec :
des données hétérogènes,
des processus incomplets,
des délais contraints,
des attentes parfois contradictoires.
Alors elle compense.
Elle nettoie.
Elle reclasse.
Elle ajuste.
Elle reconstruit.
Quand l’outil ne permet pas,
le fichier prend le relais.
Quand le système ne suit pas,
l’humain absorbe.
Ce n’est pas une dérive.
C’est une réponse rationnelle à des contraintes réelles.
Quand la robustesse repose sur les personnes
Progressivement, quelque chose se déplace.
La solidité du pilotage ne repose plus uniquement sur le système.
Elle repose sur les personnes.
Sur leur expérience.
Sur leur mémoire.
Sur leur capacité à refaire le chemin.
Certains savent expliquer un écart sans même regarder le détail.
Ils se souviennent.
Ils reconnaissent.
Ils interprètent.
Ce savoir est précieux.
Mais il est fragile.
Il ne se transmet pas naturellement.
Il ne s’industrialise pas.
Il ne survit pas toujours aux changements d’équipe.
L’illusion de la maîtrise
Vu de l’extérieur, tout fonctionne.
Les chiffres sont là.
Les décisions sont prises.
Les comités se tiennent.
Mais cette maîtrise est coûteuse.
Elle demande :
une présence constante,
une vigilance permanente,
une capacité à absorber chaque nouvelle question.
Le système tient.
Mais il tient par effort.
La finance devient le point de passage obligé.
Non parce qu’elle verrouille.
Mais parce que sans elle, tout se fragilise.
Ce que la finance ne peut plus lâcher
À force de compenser, certaines choses deviennent difficiles à lâcher.
L’accès au détail.
La capacité à reconstruire une analyse.
La cohérence entre les versions.
Chaque ouverture crée une charge supplémentaire.
Chaque autonomie accordée demande un accompagnement.
Alors la finance reste au centre.
Par nécessité.
Et plus elle est au centre,
plus elle est sollicitée.
Le cœur du paradoxe
C’est là que le paradoxe apparaît clairement.
Pour que le système fonctionne,
la finance doit intervenir en permanence.
Mais plus elle intervient,
moins le système est autonome.
La finance fait ce qu’elle sait faire de mieux :
sécuriser,
expliquer,
tenir ensemble des éléments disparates.
Mais ce faisant,
elle devient une pièce indispensable d’un système
qui devrait, idéalement, pouvoir fonctionner sans elle à chaque étape.
Ce que le système ne permet plus
Dans ce contexte, certaines choses deviennent rares :
l’exploration spontanée des chiffres,
les questions posées en amont,
la prise en main directe par les métiers,
la capacité à tester, à comprendre, à revenir en arrière.
Non parce que personne ne le souhaite.
Mais parce que le système ne le permet pas vraiment.
Il produit des chiffres.
Il ne produit pas de compréhension distribuée.
Nommer le paradoxe
La finance ne manque ni de rigueur,
ni d’engagement,
ni de compétence.
Elle compense un système qui lui demande de le faire.
Mais à force de compenser,
elle s’épuise à maintenir un équilibre
qui dépend de plus en plus d’elle.
Le paradoxe n’est pas dans les outils.
Il n’est pas dans les équipes.
Il est dans un système où la finance doit être partout
pour que chacun puisse piloter.
Nommer ce paradoxe,
ce n’est pas chercher une solution.
C’est reconnaître que tant qu’il reste invisible,
il continuera de structurer silencieusement
la manière dont les chiffres sont produits, partagés
— et finalement compris.