Chapitre 5 - Le temps
Quand le passé ne tient plus
Il y a une scène que j’ai vue se répéter dans beaucoup d’organisations.
La réunion mensuelle démarre.
Les chiffres sont là.
Le reporting est prêt.
Autour de la table, le comité de direction feuillette la présentation.
Puis, à un moment, le CEO sort une feuille imprimée.
Ce n’est pas celle du jour.
C’est celle du mois précédent.
Le geste est simple.
Presque mécanique.
Il prend un chiffre du mois dernier.
Le revenu.
L’EBITDA.
Une variance versus budget.
Il ajoute mentalement la performance du mois qui vient de s’écouler.
Et il regarde si le résultat affiché ce mois-ci tombe juste.
Le mois dernier, l’EBITDA YTD était à 1 million d’euros.
Ce mois-ci, on annonce 200 000 euros de plus.
Le YTD devrait être à 1,2 million.
Mais ce n’est pas le cas.
Parfois, l’écart est faible.
Parfois, il est plus visible.
Mais il est là.
Le même exercice se répète sur les variances.
Le mois dernier, le YTD était à +100 k€ versus budget.
Ce mois-ci, on annonce une surperformance supplémentaire.
Et pourtant, le YTD reste inchangé.
La question arrive.
Elle est rarement agressive.
Souvent formulée calmement.
« Pourquoi le calcul ne retombe pas ? »
Et très vite, une gêne s’installe.
Parce que personne n’aime quand le passé change.
Pourquoi on raisonne dans le temps
Après ces réunions, je prends toujours un moment de recul.
Je me rappelle pourquoi, malgré tout, on raisonne ainsi.
Comparer les périodes est indispensable.
Le mois seul ne dit rien.
Il faut le mettre en perspective.
Le MoM permet de voir une dynamique.
Le YTD permet de lisser les effets ponctuels.
La comparaison au budget donne un repère.
Le forecast projette une trajectoire.
Sans ces lectures temporelles, le chiffre reste brut.
Isolé.
Peu exploitable.
Le temps est ce qui transforme une performance ponctuelle en pilotage.
Il permet de raconter une histoire.
De comprendre si une tendance se confirme ou s’inverse.
Je n’ai jamais vu une équipe finance empiler des périodes par confort intellectuel.
On le fait parce que c’est la seule façon de donner du sens aux chiffres.
Parce que le business raisonne dans la durée, pas à l’instant T.
Le temps est un outil de lecture.
Un cadre nécessaire.
Ce que le temps modifie progressivement
Mais à mesure que les périodes s’accumulent, quelque chose change.
Chaque mois apporte son lot de corrections.
Des écritures arrivées en retard.
Des reclassements.
Des ajustements de cut-off.
Des changements de périmètre.
Des hypothèses qui évoluent.
Pris individuellement, chacun de ces mouvements est légitime.
Nécessaire, même.
Mais collectivement, ils ont un effet discret.
Le passé n’est plus totalement stable.
Un YTD n’est plus seulement la somme des mois affichés précédemment.
Il devient une recomposition permanente.
Un chiffre recalculé à la lumière d’informations nouvelles.
Ce n’est pas visible immédiatement.
Les totaux restent cohérents.
Les explications existent.
Mais le lien intuitif se fragilise.
Ce qui était vrai le mois dernier ne l’est plus exactement ce mois-ci.
Sans que personne n’ait décidé de le remettre en cause.
Figer le passé… et déplacer le problème
Face à cette tension, beaucoup d’organisations prennent une décision rationnelle : figer le passé.
Les périodes clôturées ne bougent plus.
Les chiffres publiés restent intacts.
Cela apaise les comparaisons.
Le calcul “retombe”.
La continuité est préservée.
Mais cela ne supprime pas les erreurs.
Ni les oublis.
Ni les corrections nécessaires.
La seule différence, c’est l’endroit où elles s’expriment.
Les ajustements qui auraient modifié le passé viennent maintenant impacter la période courante.
Une facture arrivée en retard.
Une FNP oubliée.
Un reclassement tardif.
La performance du mois se retrouve chargée de corrections qui ne lui appartiennent pas vraiment.
Et la finance se retrouve face à un choix inconfortable.
Soit elle explique ces effets.
Elle contextualise.
Elle précise que le mois est “pollué” par le passé.
La lecture est juste.
Mais la performance devient difficile à lire.
Et la crédibilité s’érode.
Soit elle n’en parle pas.
Elle protège la stabilité apparente.
Mais elle alimente le business avec une lecture dégradée.
Dans les deux cas, quelque chose se perd.
La fatigue de la justification
Avec le temps, cette situation devient pesante.
Chaque mois nécessite des explications supplémentaires.
Chaque chiffre appelle une note.
Chaque variance demande un contexte.
Le débat ne porte plus seulement sur la performance.
Il porte sur la manière de la lire.
Les opérationnels hésitent.
Ils demandent si le chiffre est “net des effets exceptionnels”.
S’il est “comparable”.
S’il faut attendre le mois suivant.
La finance, elle, passe de plus en plus de temps à justifier.
Moins à analyser.
Moins à éclairer.
Les chiffres ne sont pas faux.
Mais leur sens devient négocié.
Et plus le temps passe, plus cette négociation devient la norme.
De quel passé parle-t-on ?
Le problème n’est pas le temps.
C’est son accumulation silencieuse.
Les chiffres continuent de sortir.
Les reportings restent structurés.
Les processus tiennent.
Mais la continuité implicite, celle que tout le monde attend sans la formuler, se fissure.
La question n’est plus seulement
« le chiffre est-il juste ? »
Elle devient :
« de quel passé parle-t-on encore quand on regarde ce chiffre ? »
Et tant que cette question reste implicite,
elle continue de peser sur chaque décision.