Chapitre 4 - Quand l’agrégation détruit le chemin analytique

Une situation que je connais bien

Il y a des scènes que j’ai vécues plus d’une fois.
Les chiffres sont sortis.
Le reporting est prêt.
La clôture s’est bien passée.
La réunion démarre, les indicateurs défilent, et puis, à un moment, quelque chose ne colle pas.
On était en avance le mois dernier.
Ce mois-ci, on est en retard YTD par rapport au forecast.
Et pourtant, le mois qui vient de s’écouler n’a rien de catastrophique.
La question arrive.
Parfois du CEO.
Parfois d’un directeur opérationnel sous pression sur ses objectifs.

« Qu’est-ce qui explique vraiment cet écart ? »

Ce n’est pas une attaque.
C’est une question légitime.
Mais à cet instant précis, je sais déjà ce qui se joue.


Pourquoi l’agrégation est nécessaire

Après ces réunions, il y a toujours un moment de recul.
Un moment où je me rappelle pourquoi, malgré tout, on fait les choses ainsi.
La donnée financière, brute, n’est pas exploitable.

Elle arrive sous forme de milliers de lignes, d’écritures, de mouvements isolés.
À ce niveau là, il n’y a ni lecture, ni pilotage possible.
Si je posais ces données telles quelles sur la table,
personne ne pourrait en tirer quoi que ce soit.
Ni le management.
Ni les opérationnels.
Ni moi.

Alors, comme toutes les équipes finance, on agrège.
On regroupe les écritures par compte.
On consolide par entité, par fournisseur, par nature de charge.
On transforme un volume ingérable en quelque chose de lisible.
C’est à ce moment-là que le P&L commence à exister.
Que les tendances apparaissent.
Que la discussion devient possible.

Je n’ai jamais vu une équipe finance agréger par facilité.
On agrège parce qu’il faut prendre de la hauteur.
Parce qu’on doit sortir les chiffres dans des délais contraints.
Parce qu’il faut donner une vision compréhensible, partageable, défendable.

Sans cette agrégation, il n’y a pas de langage commun.
Pas de base de discussion.
Pas de pilotage.


Ce que l’agrégation fait disparaître

À mesure que l’on agrège, on s’éloigne du détail.
Ce n’est pas un choix conscient.
C’est un effet de bord.
On passe des écritures aux comptes.
Des comptes aux catégories.
Des catégories aux grandes masses.
Chaque étape rend la lecture plus simple.
Mais chaque étape met aussi un peu plus de distance avec ce qui compose réellement le chiffre.

Sur le moment, ce n’est pas visible.
Le P&L est clair.
Les totaux sont cohérents.
Rien ne semble s’être perdu.
Et pourtant.

Quand vient le moment de comprendre finement un écart,
je réalise que je ne peux plus simplement redescendre dans le chiffre.
Le lien existe encore quelque part,
mais il n’est plus direct.
Il n’est plus porté par le système lui-même.


Quand le système fonctionne… jusqu’à ce qu’il ne fonctionne plus

Tant que les questions restent dans le cadre prévu,
le système fonctionne.
Mais dès qu’une question sort légèrement du chemin attendu,
je le sais presque immédiatement :
le système ne va pas suivre.
Je ne peux plus partir du chiffre affiché
et dérouler naturellement le raisonnement jusqu’à la donnée.

Alors je reconstruis.
Je retourne aux extractions.
Je refais des regroupements.
Je réapplique les ajustements.
Chaque analyse devient un cas particulier.
Chaque question suit son propre parcours.

Le système n’est pas faux.
Il est simplement optimisé pour répondre aux questions qu’il connaît déjà.


Pourquoi la finance recrée sans cesse des fichiers

Quand le système ne permet plus d’explorer,
il faut créer un espace ailleurs.

Alors j’ouvre un fichier.
Je reconstruis une vue adaptée à la question.
Ce fichier fonctionne.
Il permet de répondre.
Mais il est spécifique.
Il ne peut pas être réutilisé tel quel.

Avec le temps, ces fichiers s’accumulent.
Ils portent une connaissance précieuse.
Mais une connaissance fragile.

Elle vit dans les fichiers.
Et surtout dans les personnes.


Le vrai coût : reconstruire l’analyse

Le coût réel ne se voit pas tout de suite.
C’est le temps passé à reconstruire.
La fatigue mentale.
Les analyses que l’on repousse.
Les questions que l’on ne pose plus.
Progressivement, l’autonomie recule.

Je dépends davantage des personnes,
moins du système.
Et plus cette situation dure,
plus elle devient difficile à remettre en question.


Ce qui se joue réellement

Le problème n’est pas l’agrégation.
Ce n’est pas l’équipe.
Ce n’est pas l’outil.
C’est l’enchaînement.

La donnée est agrégée pour être lisible.
L’analyse devient difficile à démonter.
Elle se déplace hors du système.
Puis dans les personnes.
Les chiffres continuent de sortir.
Mais la capacité d’exploration diminue.

La question n’est plus seulement
comment produire les chiffres,
mais ce que le système permet — ou empêche — de comprendre.